CHAPITRE VII
Après vêpres, le soir même, la tempête éclata avec une telle virulence que les volutes de neige frappèrent à l’horizontale et déferlèrent contre les murailles en cinglant les bâtiments auxquels elles apposèrent des couches blanches. Dès que le souper prit fin, frère Cadfael se précipita à l’infirmerie et traversa la cour sous des myriades de flocons tournoyants pour rendre visite à son malade. Le blizzard allait durer la nuit entière. Les loups sortiraient sans doute de leur repaire, puisque les intempéries n’avaient pas de quoi intimider des fauves qui connaissaient si bien leur terrain de chasse.
Pour la première fois, on avait autorisé frère Elyas à quitter son lit. Adossé à un coussin, il semblait diaphane, perdu dans les pans de son habit. Ses blessures se cicatrisaient mais son cerveau montrait toujours les mêmes signes de faiblesse. Silencieux et soumis, il obéissait avec humilité aux conseils de ses gardes-malade, qu’il remerciait d’une voix basse et sans timbre tout en cherchant péniblement à distinguer, par-delà les murs de sa cellule, cette partie de sa vie dont il doutait encore et qui peut-être ne reviendrait pas. Sur le point de s’endormir seulement, ainsi qu’à son réveil, il tremblait d’agitation comme si, à mi-chemin entre la conscience de la vie et le simulacre de la mort, le voile qui le privait de sa mémoire commençait à s’entrouvrir sans jamais se déchirer pour de bon.
Yves rejoignit Cadfael près de la chambre du malade et se mit à faire les cent pas devant la porte.
— Ne devrais-tu pas être couché, Yves ? Après une journée si longue, si éprouvante...
— Je n’ai pas envie de dormir, bougonna le garçon. Je ne suis pas fatigué. Laissez-moi vous remplacer jusqu’à la fin de complies. Il faut que je m’occupe.
De fait, c’était la meilleure solution : veiller sur le blessé, lui donner une infusion, voilà qui contribuerait à calmer ses propres appréhensions.
— Il n’a toujours rien dit qui puisse nous aider ? questionna Yves. Il ne se souvient pas de nous ?
— Toujours pas. Dans son sommeil, il prononce quelquefois un nom qui ne m’évoque rien : Hunydd. Il réclame Hunydd.
Quand Frère Elyas murmurait ce nom, comme s’il tentait de rappeler un être disparu à jamais, sa voix n’exprimait aucune angoisse, mais une douleur sans fin, un abîme de désespoir par-delà la souffrance.
— Quel nom bizarre ! s’étonna Yves. Un nom d’homme ou de femme ?
— C’est un prénom de femme – un prénom gallois. J’ai l’impression, bien que je ne puisse rien affirmer, que c’était sa femme. Une épouse tendrement aimée, trop tendrement pour que son fantôme le laisse en paix, surtout si elle est morte depuis peu. Le prieur Léonard pense qu’il n’a pris l’habit que récemment. Il est fort possible qu’Elyas ait voulu se délivrer d’une solitude trop pesante en cherchant le réconfort du couvent.
Yves le considéra avec gravité. En cette seconde, son regard n’était plus celui d’un petit garçon : il comprenait presque ce chagrin dont un abîme pourtant le séparait. Cadfael le prit affectueusement par l’épaule :
— C’est entendu, veille sur lui si tu le souhaites. Après complies, j’enverrai quelqu’un te relayer. Si tu as besoin de moi, je ne suis pas loin.
Elyas s’assoupit, rouvrit les paupières et retomba dans le sommeil. Yves s’assit à son chevet, retenant son souffle aux moindres frémissements du visage décharné, ravi de lui donner à boire ou de l’aider à s’installer plus à son aise. Lorsque le malade se réveillait, l’enfant s’efforçait de stimuler cette zone de conscience qui lui restait fermée et il parlait de choses et d’autres, des rafales de neige ou des menus événements qui se déroulaient dans l’enceinte du prieuré. Les yeux épuisés se fixaient sur lui à travers un brouillard, tout en demeurant attentifs.
— C’est étrange, dit soudain Elyas d’une voix enrouée par l’habitude du silence : il me semble que je devrais vous reconnaître. Pourtant, vous n’êtes pas l’un des frères de cette maison.
— Vous me connaissez, répliqua aussitôt Yves, plein d’espoir. Nous avons voyagé ensemble un certain temps, vous vous souvenez ? Nous avons fait route depuis Cleobury jusqu’à Foxwood. Je m’appelle Yves Hugonin.
Le nom n’évoquait rien. Seul le visage du garçon paraissait toucher une corde sensible.
— La tempête menaçait, reprit Elyas. Il fallait que j’apporte un reliquaire et on m’a dit que je l’avais fait. Mes frères me l’ont dit ! Tout ce que je sais aujourd’hui, c’est ce qu’ils m’ont appris.
— La mémoire vous reviendra, assura Yves. Un jour, tout s’éclairera. Il faut faire confiance à vos frères : personne ne cherche à vous mentir. Voulez-vous que je poursuive ? Que je vous donne d’autres précisions ?
Frère Elyas le considéra d’un air de doute mais ne protesta pas. Le garçon se pencha sur lui et, tout pénétré de son importance, commença son récit :
— Vous arriviez de Pershore en faisant des détours pour éviter les abords dangereux de Worcester. De notre côté, nous nous étions enfuis de Worcester, dans l’espoir d’atteindre Shrewsbury. Nous avons tous passé une nuit à Cleobury et vous auriez voulu que nous vous suivions à Bromfield, parce que c’était plus sûr. Je désirais vous accompagner mais ma soeur s’y opposait, elle préférait couper par les collines. Nous nous sommes quittés à Foxwood.
Renversé sur l’oreiller, le visage du malade ne manifestait aucune réaction. Il semblait guetter patiemment un signe d’espoir. Au-dehors, une bourrasque fit claquer le volet de la fenêtre tandis qu’une nuée de minuscules flocons s’engouffrait dans la pièce, pour s’évanouir aussitôt. La flamme de la bougie vacilla. Le mugissement du vent s’amplifiait en une plainte tour à tour stridente et sourde.
— Mais vous êtes ici, objecta soudain Elyas, encore loin de Shrewsbury. Et seul. Comment se fait-il... ?
— Nous nous sommes séparés, répondit Yves évasivement.
Si le malade posait des questions logiques, songea-t-il, quelque peu embarrassé, peut-être les fils de l’histoire allaient-ils se renouer. Mieux valait donc ne lui dissimuler aucun détail, d’autant plus que frère Elyas n’avait rien à se reprocher.
— Des paysans m’ont recueilli, poursuivit-il... Ensuite, frère Cadfael m’a amené ici. Quant à ma soeur... Nous sommes à sa recherche. On peut dire qu’elle est partie de son plein gré ! ajouta-t-il malgré lui mais avec moins de rancoeur qu’auparavant. Je suis certain que nous la retrouverons saine et sauve, conclut-il bravement.
— Il y avait une troisième personne, murmura frère Elyas comme pour lui-même. Une religieuse...
Il avait cessé de regarder l’enfant ; les lèvres tremblantes, les yeux agrandis, il scrutait la voûte du plafond.
— Soeur Hilaria, répondit Yves sans pouvoir réprimer un frisson.
— Une religieuse de notre ordre...
Des deux mains, frère Elyas s’agrippa aux bords du lit et réussit à s’asseoir. Une flamme s’était allumée au fond de ses yeux hantés, une lueur trop vive, trop démente pour n’être qu’un reflet de la bougie.
— Soeur Hilaria... répéta-t-il.
Si ce nom ressuscitait enfin quelque chose dans sa mémoire, le souvenir paraissait tellement atroce qu’Yves l’empoigna par les épaules pour l’obliger à se recoucher.
— Ne craignez rien... Elle est ici, tous l’ont traitée avec le plus grand respect, elle aura une sépulture chrétienne. Ce serait un péché de se révolter. Elle est auprès de Dieu.
Les autres moines avaient dû lui apprendre la nouvelle, mais sans doute n’avait-il pas compris. Or il ne fallait pas se voiler la face devant la mort. Simplement, Elyas en éprouverait du chagrin, ce qui n’avait rien que de naturel. « Ne te tourmente pas pour elle, avait dit frère Cadfael : elle est au ciel, maintenant. » Frère Elyas exhala un gémissement de douleur, si ténu que le sifflement des rafales contre la fenêtre le couvrit presque. Serrant ses poings noueux, il se frappa la poitrine.
— Morte ! Morte ? En pleine jeunesse, en pleine beauté... Et si confiante... Morte ! Que les pierres de cette maison s’écroulent sur moi, infortuné que je suis... Qu’elles m’ensevelissent loin de la vue des hommes...
Les mots s’entrechoquaient, se bousculaient, s’étouffaient dans sa gorge. Affolé, Yves écoutait à peine : il ne songeait qu’à apaiser la crise qu’il venait de provoquer en toute innocence. Il passa un bras autour du torse du malade et s’évertua à le repousser contre l’oreiller, s’opposant en pure perte à une vigueur décuplée par la folie.
— Du calme, du calme, ne vous mettez pas dans cet état... Allongez-vous, voyons, vous êtes trop faible pour vous lever... Étendez-vous ! Vous me faites peur.
L’oeil rivé au mur de la cellule, frère Elyas s’assit et se tint immobile, pressant les mains contre son coeur, balbutiant des prières ou des paroles de repentir, à moins que ce ne fussent des lambeaux de souvenirs. Yves se sentit désarmé face à un tel délire. Déjà, frère Elyas avait oublié sa présence. Si ses discours incohérents s’adressaient à quelqu’un, ce ne pouvait être qu’à Dieu ou à des créatures de l’au-delà.
L’enfant quitta la pièce en fermant la porte derrière lui pour aller réclamer du secours, traversa l’infirmerie au pas de course, se rua dans la cour envahie de tourbillons blanchâtres, s’élança vers le cloître et la salle commune, où les moines devaient se trouver à cette heure. Il trébucha dans une congère et se releva en tremblant, les paupières maculées de neige et de boue. La chute des flocons ressemblait à une avalanche de plumes dans la nuit, mais ces plumes étaient glaciales et la bourrasque lui cisaillait le visage. A plusieurs reprises, il dérapa sur le sol verglacé. Enfin, il fit halte devant le portail de la chapelle. A l’intérieur, les moines chantaient. Il était plus tard que prévu l’office de complies avait déjà commencé.
Trop bien élevé pour faire irruption au milieu des prières, il s’essuya le visage, resta indécis quelques instants, à reprendre son souffle, et secoua la neige qui couvrait ses vêtements et ses cheveux. L’office n’étant pas long, autant retourner auprès du malade et attendre que les moines sortent de la chapelle. C’était tout au plus l’affaire d’un quart d’heure.
Dès qu’il s’éloigna du portail, le blizzard l’aveugla car il devait progresser face au vent. Le sol s’enfonçait sous ses pas tandis qu’il se frayait un chemin en courbant la tête, peinant sur ses petites jambes.
La porte de l’infirmerie était béante ; il craignit que, dans sa hâte, il eût oublié de la fermer. La vue brouillée par les flocons, il avança à tâtons le long du couloir, en s’aidant des deux mains pour éviter de heurter les murs. Se frottant les yeux, il constata que la porte de la chambre était également ouverte ce qui le fit sursauter.
Dans la pièce déserte, les couvertures gisaient sur le carrelage. Les sandales d’Elyas, naguère rangées sous la tête de lit, s’étaient volatilisées. Frère Elyas avait jailli hors de la chambre, revêtu de son seul habit, sans manteau ni couvertures, pour affronter la nuit du neuvième jour de décembre, dans une tempête aussi déchaînée que celle qui avait vu mourir soeur Hilaria, seul nom qui réveillât un souvenir chez le malade.
Aussitôt, Yves revint sur ses pas et bondit dans la cour. Sur la neige, il aperçut des empreintes qu’il n’avait pas remarquées en arrivant. Les flocons qui s’y entassaient déjà n’allaient pas tarder à les combler. Les pas avaient dévalé le perron de l’infirmerie et s’orientaient, non pas vers la chapelle, mais vers le porche du prieuré. Or le frère tourier avait l’autorisation de quitter son poste pour assister à complies.
Dans la chapelle, le choeur des moines résonnait toujours. Frère Elyas ne pouvant être bien loin, Yves courut enfiler son manteau dans la maison d’hôtes avant de se précipiter à son tour vers le porche. Les empreintes s’effaçaient déjà et seules les quelques ombres qui provenaient des torches permettaient de les distinguer. D’évidence, frère Elyas avait atteint le porche, puis il l’avait dépassé. A l’extérieur du prieuré, le monde n’était qu’un chaos de blancheur, un glacis en effervescence. La poudreuse cédait sous ses pas, mais Yves, nullement découragé, résolut de continuer. Frère Elyas avait tourné vers la droite. Yves l’imita. Noyé par la tempête, égaré par les sillons et les fosses qui se creusaient dans l’épaisseur de la neige, il parvint néanmoins à discerner un peu plus loin, à la faveur d’une accalmie, une ombre qui paraissait voleter devant lui. Sans la quitter des yeux, il s’engagea à sa poursuite.
Il lui fallut du temps pour rattraper le fuyard. Frère Elyas se déplaçait à une allure surprenante parmi les buissons enneigés, foulait le sol de ses longues enjambées, renversait les obstacles avec une telle frénésie que des branches cassées, dans les fourrés, révélaient son passage. En sandales, tête nue, affaibli par ses blessures, il faisait preuve d’une violence qui n’était autre que l’énergie du désespoir. Par-dessus tout, et ce détail remplissait Yves de terreur, il semblait savoir où il se dirigeait, à moins qu’il ne se rendît malgré lui à un rendez-vous dont la signification lui échappait. Son itinéraire était d’une rectitude absolue, sans hésitation.
Quand Yves parvint à le rejoindre, il tendit la main vers lui et saisit la large manche de l’habit noir. Elyas continua son chemin en balançant le bras au rythme de sa marche, comme s’il n’avait pas senti sa présence. Il essaya plus ou moins de se libérer de son emprise, mais Yves s’agrippa des deux mains et, passant devant lui, écarta les bras pour lui barrer la voie. A demi aveuglé par un tourbillon de flocons, il ne rencontra qu’un visage figé qui ressemblait à un masque mortuaire.
— Frère Elyas, rentrez avec moi ! Il faut retourner à Bromfield, sinon vous allez mourir ici...
Sans l’écouter, le dément tenta de le repousser de toutes ses forces et de reprendre sa route. Yves ne le lâcha pas d’un pouce et, cramponné à la manche de l’habit, avança à son côté tout en s’efforçant de le retenir, de faire appel à sa raison, le peu qu’il lui en restait.
— Vous êtes souffrant, vous devriez être au lit. Rentrez avec moi ! Où voulez-vous aller ? Revenez, je vous ramène au prieuré...
Peut-être n’allait-il nulle part, peut-être s’épuisait-il à fuir quelque chose ou quelqu’un, à nier un souvenir qui l’affolait. Le souffle court, le coeur battant, Yves s’acharna en pure perte, et bientôt, comme il ne lui restait plus qu’à accompagner frère Elyas, il agrippa fermement la manche noire du fugitif, régla son pas sur le sien, dans l’espoir de rencontrer des paysans qui leur offriraient l’asile ou un voyageur à qui il demanderait assistance. Frère Elyas étant à bout de forces, sans doute finirait-il par capituler. Cependant, à part un pauvre fou et son ange gardien, qui pouvait bien errer au milieu de cette tempête ? Puisque Yves avait lui-même proposé de veiller le malade, il ne se sentait pas le droit de l’abandonner ; s’il ne pouvait le protéger de sa propre folie, du moins partagerait-il son épreuve. Etrangement, au bout de quelques minutes, ils cheminèrent de concert et sans pour autant changer d’expression, Frère Elyas passa un bras autour des épaules de l’enfant pour se rapprocher de lui. Par compassion et par instinct, tous deux s’appuyèrent l’un sur l’autre, égarés dans la désolation de l’hiver.
Yves ne savait plus où ils étaient mais se rendait compte qu’ils avaient quitté la route depuis longtemps. Il se dit qu’ils avaient franchi un pont : les eaux de la Corve, probablement. Donc, ils étaient quelque part dans les hauteurs. C’était là son unique point de repère. Aucune chance de croiser une ferme dans les parages, même si la tempête s’apaisant, la vue se dégageait.
Seul Elyas paraissait avoir une idée de l’endroit. Dans un hallier, leurs vêtements s’accrochèrent aux branches ; des buissons d’un blanc laiteux masquaient une déclivité. Yves buta contre une paroi dure, sombre, et s’écorcha les doigts contre une surface de bois rugueux. Une cabane exiguë s’élevait devant lui, destinée à des bergers qui y entreposaient fourrage et litière. Une barre bloquait la porte ; frère Elyas la souleva et ouvrit. Tous deux pénétrèrent aussitôt dans une pénombre bienfaisante. Battue par une bourrasque, la porte se referma en claquant et l’obscurité les enveloppa au même instant. Après le blizzard, leur refuge leur offrait une tiédeur et un silence relatifs. Leurs pieds remuèrent des brindilles de foin dont l’odeur promettait le repos, la chaleur. Rassuré, Yves secoua la neige de son manteau : pour cette nuit, frère Elyas était à l’abri. Il avait des chances de survivre. « Avant qu’il se réveille à l’aube, pensa-t-il, je sortirai en remettant la barre sur la porte, puis j’irai chercher du secours. Je l’ai suivi jusqu’ici, pas question de le perdre. »
Frère Elyas s’était éloigné de quelques pas. L’enfant entendit bruisser le foin sous le poids de l’homme étendu. Au-dehors, le hululement du vent diminuait et se transformait en plainte lugubre. Yves s’avança à tâtons et, en se baissant, heurta une épaule recouverte de neige. Au terme de son mystérieux pèlerinage, Elyas avait enfin atteint son sanctuaire et il s’était agenouillé. Lorsque Yves se pencha afin d’essuyer l’habit du bénédictin, il perçut un tremblement sous ses doigts, comme si Elyas refoulait ses sanglots. Dans l’épaisseur des ténèbres, le lien qui s’était tissé entre eux gagnait encore en intensité. L’homme qui se tenait à genoux avait beau murmurer des paroles inaudibles, ses intonations exprimaient un désespoir sans remède.
Yves s’installa sur la pile de foin, auprès de lui, et posa le bras sur ses épaules pour l’obliger à s’allonger. Frère Elyas résista, puis il renonça à la lutte et se laissa doucement tomber devant lui, avec un gémissement de résignation ou d’épuisement, en ramenant les bras sous son front. Le garçon l’entoura de foin pour l’aider à se réchauffer, s’étendit à son côté et se blottit contre lui.
Au bout de quelques minutes, la respiration lente et profonde de frère Elyas lui apprit qu’il dormait.
Yves ne desserra pas son étreinte, décidé à rester éveillé. Il grelottait de froid et de fatigue, il se sentait l’esprit engourdi, incapable de réfléchir ; surtout, il ne voulait pas se rappeler les phrases qu’Elyas avait prononcées dans son délire, et moins encore en comprendre le sens qui ne pouvait être qu’affreux. Il n’était capable de rendre qu’un unique service à l’homme dont il avait la charge : l’empêcher de ressortir et de battre la campagne. Mais pour cela il fallait rester éveillé.
Malgré sa détermination, Yves était sur le point de s’assoupir quand un son guttural le fit sursauter. Frère Elyas ne chuchotait plus :
— Ma soeur... ma soeur... Pardonnez-moi ma faiblesse, mon péché mortel... Moi qui ai causé votre mort...
Après une longue pause, il ajouta :
— Hunydd... Elle était comme vous, si douce, si confiante entre mes bras... Six mois de jeûne, et puis soudain, cette faim-là... Comment supporter cette brûlure du corps et de l’âme... ?
Pétrifié, agrippé à son compagnon, l’enfant écoutait malgré lui.
— Non, ne me pardonnez pas ! Comment oserais-je vous implorer ? Que la terre se referme sur moi, que je disparaisse de la mémoire des hommes... Lâche, infidèle... indigne !
Un long silence s’ensuivit. Elyas dormait toujours et, du fond de son sommeil, ses hantises jaillissaient enfin en pleine lumière, des souvenirs impitoyables le torturaient. Jamais auparavant Yves ne se serait cru capable d’éprouver à la fois une telle horreur et une telle pitié protectrice.
— Elle se raccrochait à moi... Elle n’avait pas peur, puisqu’elle était avec moi ! Dieu de miséricorde, je suis un homme, avec un corps d’homme, un sang d’homme, des désirs d’homme... Et elle est morte, elle qui me faisait confiance...
Les paroles s’achevèrent sur un long cri de douleur.